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Les réseaux personnels à Conakry : l’importance des liens personnels lorsque les institutions paraissent peu fiables

Alors que les chercheurs en sciences sociales du Nord se sont emparés de l’approche à la fois théorique et méthodologique des réseaux sociaux, pour questionner des sujets divers, il est intéressant de questionner le rôle des réseaux sociaux pour les sociétés d’Afrique subsaharienne, où l’utilisation de cette méthodologie est nouvelle. Cette approche appliquée à la vie sociale quotidienne des habitants du continent, notamment urbains, permet de renouveler les connaissances sur la composition des entourages relationnels ainsi que leur structure. Elle permet de mettre en lumière l’importance de la sociabilité et de la solidarité fondée sur les relations personnelles dans un contexte de crise économique et de pauvreté persistantes, en l’absence de sécurité sociale efficiente.


Diallo M.H., 2024, Les relations plus que les institutions : Une études des réseaux personnels
en République de Guinée, Thèse de doctorat à l’Université Toulouse 2 Jean Jaurès

Mamadou Habib Diallo, Enseignant-chercheur à l’Université de N’Zérékoré, membre du LISST-CERS


Réseaux personnels et lien social en contexte urbain africain

Dès la fin du XIXe siècle, les sociologues classiques ont alerté sur la fragilisation des liens sociaux traditionnels sous l’effet de la modernisation des sociétés. Cette préoccupation a été prolongée à partir des années 1920 par les sociologues de l’école de Chicago qui ont analysé les effets déstructurants de l’urbanisation sur la cohésion sociale, en se basant toutefois sur des catégories institutionnelles. Un tournant méthodologique s’est opéré dans les années 1950 avec l’Analyse des Réseaux Sociaux (ARS), qui met l’accent sur les relations interpersonnelles.


Cette approche a été approfondie par des chercheurs nord-américains comme Claude Fischer (1982) qui ont montré que l’urbanisation ne détruit pas nécessairement les réseaux sociaux mais les reconfigure. Leurs travaux ont inspiré des recherches dans d’autres régions du monde, mais peu en Afrique.

Une exception notable est l’étude de Margaret Peil (1981) sur les villes d’Afrique de l’Ouest, qui a mis en évidence la persistance des réseaux d’entraide malgré les bouleversements urbains. Ce constat reste crucial aujourd’hui, dans un contexte africain marqué par une urbanisation accélérée, des crises économiques, la fragilisation des États et l’importance croissante des migrations et des transferts de fonds qui en résultent. Ainsi, l’étude des réseaux personnels en Afrique subsaharienne apparaît essentielle pour comprendre les recompositions sociales contemporaines et la manière dont les individus s’adaptent aux transformations globales.

Réseaux personnels et lien social en République de Guinée

Cette réflexion sur les réseaux personnels en Afrique subsaharienne, et plus particulièrement en République de Guinée, s’inscrit dans la continuité des travaux nord-américains et européens sur les réseaux personnels en milieu urbain. L’enquête pionnière de Peil dans les années 1980 en Afrique de l’Ouest, bien qu’isolée, demeure encore pertinente. Notre enquête s’inscrit dans cette tradition de recherche en analysant la structure des réseaux personnels dans un contexte urbain ouest-africain marqué par l’incertitude économique et sociale. Comparée à celle de Toulouse, cette enquête révèle des spécificités propres à la capitale guinéenne, notamment la résilience des liens communautaires face aux défis de la vie urbaine.

Cette résilience des liens communautaires est d’autant plus intéressante qu’elle se manifeste dans un contexte sociohistorique particulier. En effet, le pays, qui dans sa forme actuelle est issu de la colonisation française, rassemble diverses « ethnies » dont les divisions ont été accentuées par l’administration coloniale puis par le tribalisme politique post-indépendance. La précarité économique, la faiblesse de l’État et l’échec des politiques publiques ont renforcé la dépendance des habitants à leurs réseaux communautaires pour survivre. Ainsi, malgré l’instabilité politique et la fragmentation sociale, les mécanismes traditionnels de solidarité subsistent. De ce fait, nous défendons l’hypothèse que malgré la situation d’anomie suscitée par une ville en construction, que pointaient les auteurs de l’école de Chicago, les structures sociales à solidarité communautaire se maintiennent.

Réaliser une enquête sur les réseaux personnels en Afrique subsaharienne

Cette étude sur les réseaux personnels des habitants de Conakry s’inscrit dans une perspective comparative avec une enquête menée à Toulouse et reposant sur un protocole inspiré des travaux pionniers de Claude Fischer (1978) en Californie, repris en France par Michel Grossetti dès 2001. Utilisant un questionnaire basé sur les générateurs de noms, ces enquêtes visent à étudier les entourages relationnels des individus selon divers types de liens (familiaux, amicaux, professionnels, etc.), tout en caractérisant les personnes citées par des critères sociodémographiques.


L’application de cette méthode en Afrique subsaharienne, et plus précisément à Conakry, a nécessité une réflexion préalable sur sa pertinence en contexte africain, compte tenu de ses origines nord-américaines. Une préenquête a ainsi permis d’adapter les outils méthodologiques, notamment en intégrant des spécificités locales, comme la dimension migratoire et le rôle structurant des cérémonies dans les réseaux sociaux.

La collecte de données a eu lieu entre novembre 2018 et juillet 2019 auprès de 978 personnes âgées de 17 à 79 ans, vivant dans le Grand Conakry. L’équipe d’enquêteurs, représentative de la diversité linguistique et ethnique du pays, a mené les entretiens en français et dans les langues nationales pour assurer une compréhension homogène. L’échantillon se distingue de la population générale par une surreprésentation des jeunes (37 % ont moins de 25 ans, contre 23 % selon le recensement de 2014) et des hommes (61,5 % contre 38,5 % de femmes), conséquence de contraintes de terrain. En comparaison avec Toulouse, la population enquêtée à Conakry est plus jeune et plus déséquilibrée en termes de genre.

Des réseaux très cohésifs qui se substituent aux institutions

Notre enquête montre que les réseaux personnels à Conakry ont une forte proportion de relations de proximité affective ou géographique (famille, voisins) par rapport aux enquêtes réalisées dans les pays du Nord. Ceci va donc à l’encontre de ce qui a été souvent constaté dans les enquêtes sur les réseaux personnels, qui voudraient que le contexte urbain favorise des réseaux plus diversifiés en termes de composition.

S’intéresser à la vie sociale en ville, c’est aussi prendre en compte la fréquence des échanges, que ce soit en face à face ou par les moyens de communication modernes.


La question se pose d’autant plus qu’habiter en ville en Afrique subsaharienne implique souvent une migration récente depuis les zones rurales, et par conséquent des réseaux familiaux multi-situés. Cela implique aussi la dispersion des membres du réseau au sein d’une même agglomération. Ainsi, se pose la question de l’entretien des liens dans le réseau. Malgré ces contraintes, notre enquête montre dans l’ensemble une plus grande fréquence des échanges à Conakry par rapport à l’enquête de Toulouse. La mobilisation du réseau personnel pour les besoins de la vie quotidienne explique les contacts et les visites fréquentes entre les enquêtés et leurs relations, et ce, quel que soit leur capital économique ou culturel. Dans ce contexte, le développement des technologies de l’information et de la communication vient renforcer cette intensité des fréquentations.

Enfin, cette analyse permet de répondre à une question récurrente chez les chercheurs en sciences sociales s’intéressant à la cohésion sociale en milieu urbain africain. Contrairement aux prévisions alarmistes, notre enquête montre des réseaux personnels très cohésifs. C’est-à-dire que les interconnaissances entre les membres du réseau sont particulièrement élevées en comparaison des résultats de l’enquête de Toulouse, par exemple. Cette cohésion s’explique principalement par la présence massive des relations de proximité au sein des réseaux et par leur entretien.


Le parcours résidentiel et professionnel de Resoua et l’action décisive de son réseau personnel

Originaire d’un village en périphérie d’une ville de l’intérieur du pays, Resoua est issu d’un père chauffeur et d’une mère commerçante. Il y effectue sa scolarité jusqu’en première, avant de partir à Conakry pour la terminale afin d’augmenter ses chances au baccalauréat. Ce déménagement a été rendu possible grâce au soutien de son oncle et de ses cousins résidant à Conakry. Une fois installé à Conakry, Resoua renforce ses liens familiaux en rendant service à son cousin et à sa famille. Ces échanges renforcent leur relation, au point que ce dernier l’aide à obtenir d’abord un stage dans une structure étatique, puis un emploi grâce à son réseau. L’obtention de cet emploi illustre l’importance des relations personnelles entretenues sur le long terme. En effet, son cousin a sollicité un conseiller à la présidence, qui a directement appelé le directeur d’une agence, aboutissant à l’embauche immédiate de Resoua, comme nous le montre l’extrait ci-dessous :

Bonjour Monsieur le Directeur, c’est Mr tel, conseiller du Président de la République
Bonjour son excellence je vous ai reconnu j’ai votre numéro
Ah donc vous avez mon numéro et vous ne m’appelez même pas pour prendre de mes nouvelles, du coup moi je vous appelle
Désolé excellence, vous savez avec les occupations, … Que puis-je faire pour vous ?
J’ai besoin de vous, j’ai un jeune très courageux à vous recommander
D’accord excellence il peut passer me voir demain dans mon bureau

(extrait d’entretien avec Resoua, Mars 2019)  


Notre étude permet d’avoir une vue générale des réseaux personnels dans la vie quotidienne (voir l’encadré ci-dessus), tout en s’inscrivant dans une perspective de comparaison internationale. Ainsi, dans un contexte d’incapacité de l’État et du marché à assurer les besoins de base pour la majorité de la population, les réseaux personnels ont tendance à combler les dysfonctionnements structurels. De ce fait, ils sont créés et entretenus de telle sorte qu’ils puissent être mobilisés pour accéder à certaines ressources nécessaires à la vie quotidienne. Pour parler comme Granovetter, l’accès à ces ressources  est « encastré » dans les réseaux de relations sociales (Granovetter, 1985).

Bibliographie

  • Fischer C.S., 1982, To dwell among friends: Personal networks in town and city, University of Chicago press.
  • Granovetter M., 1985, « The problem of embeddedness », American journal of sociology, 91, 3, p. 481‑510.
  • Peil M., 1981, « Cities and suburbs: Urban life in West Africa », (No Title).

Crédits image de mise en avant : Image de freepik

Crédits illustrations :


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Mamadou Habib Diallo (4 juillet 2025). Les réseaux personnels à Conakry : l’importance des liens personnels lorsque les institutions paraissent peu fiables. Questions de recherches. Consulté le 14 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/14a5k


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