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Repenser l’espace en sciences sociales : positions, relations et proximités

En sciences sociales, la notion d’espace ne se limite pas à la dimension géographique. Elle peut être pensée à partir de formes de proximités – sociales, relationnelles, matérielles ou symboliques – qui structurent les relations entre les personnes, les organisations ou les territoires. Cette diversité des formes d’espace permet d’analyser autrement les mobilités, les coopérations et les inégalités, au-delà de la simple distance physique.


Compte rendu de l’intervention de Michel Grossetti, lors du séminaire l’Espace des Sciences Sociales (LabEx SMS), 3 février 2025
Michel Grossetti est sociologue et membre du LISST


Dans cette intervention, Michel Grossetti revient sur ces différentes manières de concevoir l’espace, en mobilisant à la fois des cadres théoriques et des résultats empiriques issus de la sociologie des réseaux, de l’analyse des clusters et de la géographie économique. Il met en évidence le rôle de proximité dans les dynamiques sociales et économiques, tout en proposant une lecture critique des grands récrits actuels autour des métropoles, de la compétitivité ou de l’attractivité des territoires.

Penser l’espace au-delà de la géographie

Construire un espace à partir des proximités

Pour les sciences sociales, il est possible de penser l’espace sans le réduire à sa dimension géographique. À partir du moment où l’on dispose d’entités (personnes, groupes, organisations) et d’un critère de proximité entre elles (qu’il soit mesurable ou non), il devient possible de parler d’un espace. Cette approche, inspirée notamment des mathématiques, a été réinvestie en sciences sociales pour comprendre comment des formes de structuration, qui ne reposent pas nécessairement sur la localisation physique, peuvent exister.

Être proches dans l’espace social, même à distance

Une première manière de concevoir l’espace social repose sur la position sociale des individus. Dès les années 1920, Pitirim Sorokin parle de mobilité sociale comme un déplacement dans un espace structuré par les hiérarchies sociales. Une conception similaire est utilisée par Pierre Bourdieu, qui montre que des personnes peuvent être proches dans l’espace social parce qu’elles partagent un niveau de diplôme, une position économique ou des réseaux similaires, mêmes si elles vivent loin l’une de l’autre. La proximité est ici fondée sur une condition partagée, une similarité de position dans la structure sociale.

Un espace formé par les relations

Une autre manière d’appréhender l’espace social repose sur les interactions, telles qu’elles sont analysées dans la sociologie des réseaux. À partir des relations entre entités, on peut calculer une distance en nombre d’intermédiaires – une distance relationnelle. C’est ce que montrent les expériences des Stanley Milgram dans les années 1960 : dans une société comme celle des Etats-Unis, quelques relations suffisent pour relier deux inconnus. Cela révèle une forte connectivité sociale, indépendante des distances géographiques.

Ces deux manières de penser l’espace – par les positions sociales ou par les relations – ne s’opposent pas. Ensemble, elles permettent de penser des espaces sociaux multiples, dynamiques et parfois entremêlés, qui peuvent (ou non) s’articuler à l’espace géographique. L’enjeu est alors d’analyser comment ces différents types d’espaces interagissent et participent à la structuration des relations sociales.

Réseaux personnels, ancrages géographiques et inégalités sociales

Des relations sociales encore très locales

Les recherches sur les réseaux personnels montrent que, malgré la généralisation des outils numériques, les relations sociales restent majoritairement ancrées dans l’espace géographique. Une majorité des personnes sur lesquelles un individu peut compter (famille, amis proches, collègues) vit dans un même périmètre, souvent urbain. Selon les contextes, entre deux tiers et trois quarts des relations mobilisables sont localisées à moins d’une heure. Loin d’une dispersion mondiale des liens, les réseaux sociaux personnels demeurent largement structurés par des logiques de co-présence physique.

Des réseaux plus larges… mais plus homogènes

La taille et la diversité des réseaux varient selon la position sociale. Les personnes disposant de ressources économiques ou culturelles importantes entretiennent en général des réseaux plus étendus. En revanche, ces réseaux ont tendance à être plus homogènes socialement : on fréquente des gens qui nous ressemblent socialement. Ces logiques d’entre-soi contribuent à reproduire ou à accentuer des formes d’inégalités sociales.

Par ailleurs, les liens forts (familiaux ou amicaux) sont ceux qui résistent le mieux à l’éloignement géographique. Lorsqu’on change de ville, par exemple, ce sont surtout les liens faibles (relations professionnelles, connaissances) qui s’effacent. Les études montrent que, parmi les relations situées à plus d’une heure de trajet, une majorité relève des liens forts et stables, malgré la distance.

Les villes et les plateformes numériques : des réseaux cloisonnés

Contrairement à certaines idées reçues, les habitants des grandes villes ne sont pas forcément plus isolés. Les solidarités sociales restent solides. Toutefois, ces réseaux sont souvent plus fragmentés : les différents cercles relationnels (travail, voisinage, loisirs) se croisent moins que dans les milieux ruraux. Ce cloisonnement accentue la segmentation sociale, favorisant des réseaux parallèles peu connectés entre eux.

Les outils numériques prolongent certaines interactions à distance, mais renforcent également ces tendances. Les plateformes sociales facilitent la reproduction de réseaux homogènes, en regroupant des individus selon leurs affinités sociales, culturelles ou professionnelles. Elles constituent des espaces denses mais cloisonnés, qui prolongent dans l’espace numérique les logiques de fragmentation déjà présentes dans les environnements urbains.

Un autre regard sur les dynamiques économiques

Les relations économiques passent aussi par des liens sociaux

On observe souvent plus de relations économiques entre organisations dans les zones denses, comme les grandes villes ou les clusters industriels. Mais cette proximité spatiale ne suffit pas à expliquer à elle seule la densité des échanges et pourquoi certaines entreprises coopèrent. Les recherches montrent que ces liens reposent fréquemment sur des relations personnelles ou sur des réseaux d’interconnaissance. La confiance, la connaissance mutuelle ou des relations passées jouent un rôle important dans la formation des partenariats économiques. Cela permet ainsi de comprendre comment des relations économiques durables peuvent se former ou se maintenir, indépendamment des seules logiques de marché ou de régulation institutionnelle.

Différentes formes de proximité pour coopérer

Pour dépasser les lectures strictement spatiales, une typologie des proximités – développée par Michel Grossetti, Olivier Bouba-Olga et leurs collègues – proposent de distinguer plusieurs formes : géographique, sociale, organisationnelle, institutionnelle, cognitive. Cette grille d’analyse met en lumière les multiples conditions qui rendent possibles la coopération entre acteurs, même sans présence physique. Partager les mêmes habitudes de travail, les mêmes règles, ou avoir une histoire commune peut suffire à établir une relation de travail à distance. 

La diversité des trajectoires locales

Les politiques publiques misent souvent sur les grandes villes, considérées comme plus compétitives ou innovantes. Mais les études montrent que la taille d’une ville n’explique pas à elle seule ses performances économiques. Deux villes de taille comparable peuvent connaître des trajectoires très différentes. Ce qui compte, ce sont les réseaux d’acteurs, les spécialisations, les histoires locales. Il n’existe pas de modèle unique de réussite urbaine, ni d’effet automatique de concentration. Avec Olivier Bouba-Olga, Michel Grossetti a proposé une critique des mythes qui structurent beaucoup d’analyses et de politiques en matière de développement économique local : la compétition permanente entre territoires (compétitivité), l’attractivité supérieure des grandes villes (attractivité), le renforcement des grandes agglomérations à cause de leurs performances supérieures (métropolisation) et l’importance accordée à des personnes censées être excellente dans leurs activités (excellence). Ces mythes forment selon les deux auteurs un système, une mythologie (désignée par l’acronyme CAME) dont ils pensent nécessaire de se désintoxiquer pour penser les liens entre l’espace géographique et l’activité économique de façon plus saine (https://hal.science/hal-01724699v2).

En proposant un regard renouvelé sur l’espace, Michel Grossetti montre que les dynamiques sociales et économiques ne peuvent se comprendre uniquement à travers la géographie. Les formes de proximité – qu’elles soient sociales, relationnelles ou institutionnelles – jouent un rôle central dans l’organisation des relations.

Cette approche permet aussi de mieux comprendre la diversité des situations locales, et de remettre en question les politiques fondées sur des modèles homogénéisants. Plutôt que de chercher à hiérarchiser les territoires, il s’agit de reconnaître les ressources propres à chacun, et de penser les conditions concrètes à la coopération, du lien social et du développement.

Crédits image mise en avant : Image de pikisuperstar sur Freepik

Crédits illustrations :


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Fanny Seffusatti (26 septembre 2025). Repenser l’espace en sciences sociales : positions, relations et proximités. Questions de recherches. Consulté le 13 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/14rc4


Fanny Seffusatti

Coordinatrice de projet au LabEx SMS

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