Regards croisés sur l’anthropologie : cannibalisation ou dialogue ?
Le séminaire « La cannibalisation des sciences sociales : le cas de l’anthropologie » a réuni trois chercheurs dont les parcours illustrent trois manières contrastées d’interroger la circulation, l’appropriation et la transformation des savoirs anthropologiques. Leurs interventions ont mis en lumière les relations, les formes de contact et l’inter-influence entre disciplines, tout en questionnant la place de l’anthropologie dans les évolutions contemporaines des sciences sociales.
Compte-rendu de la séance du séminaire « L’Espace des Sciences Sociales » du LabEx SMS, intitulée “La cannibalisation des sciences sociales : le cas de l’anthropologie” – 28 avril 2025
Adeline Grand-Clément est historienne et membre du laboratoire PLH
Paul Codjia est chercheur postdoctorant du LabEx SMS au LISST-Cas
Lydia Zeghmar est chercheuse post-doctorante du LabEx SMS au LaSSP
Loin de proposer une définition univoque de la question de la « cannibalisation » des sciences sociales, les trois intervenants ont dessiné trois manières concrètes de pratiquer et de mettre en dialogue l’anthropologie : autour du comparatisme, de l’instrumentalisation des savoirs et du bricolage disciplinaire.
Une histoire grecque nourrie par l’anthropologie
Adeline Grand-Clément, historienne de la Grèce antique, est intervenue pour monter comment l’anthropologie a nourri ses recherches. Son intervention a été à la fois un retour historiographique sur l’anthropologie historique, un exposé de ses pratiques interdisciplinaires et une réflexion méthodologique.
L’héritage de l’anthropologie historique
En retraçant l’émergence de l’anthropologie historique dans les années 1960-1970, la chercheuse considère qu’il ne s’agit pas d’un champ autonome, mais plutôt d’une méthode de mise en relation entre institutions, comportements et imaginaires sociaux. Elle évoque notamment les figures de Marcel Mauss, Claude Lévi-Strauss, Louis Gernet et Jean Pierre Vernant, qui ont contribué à importer les outils de l’anthropologie dans l’étude du monde grec.
L’anthropologie historique est un courant vivant et productif, à mi-chemin entre deux disciplines. Des chercheurs comme Marcel Detienne n’ont pas simplement comparé des sociétés similaires, mais ont bien fabriqué des « comparables » entre sociétés profondément différentes afin d’interroger les évidences culturelles et catégorielles. Ce comparatisme suppose une coopération prolongée entre historiens et anthropologues, faite de dialogues, d’incompréhensions initiales et de reformulations mutuelles.

Pour Adeline Grand-Clément, l’anthropologie n’est pas une discipline extérieure que l’on mobilise ponctuellement, mais une source d’inspiration méthodologique. Elle l’applique notamment dans l’analyse des rituels grecs et des pratiques liées aux offrandes, aux gestes rituels et aux couleurs, en s’appuyant sur les travaux de Paul Stoller ou Steven Feld. À la suite de ses lectures, elle décrit le développement de nouvelles compétences et d’intuitions, qui transforme son regard et son travail d’historienne.
Une alliance méthodologique ?
En guise de réponse à la problématique du séminaire, Adeline Grand-Clément défend l’idée d’une alliance méthodologique féconde, où l’anthropologie agit comme un partenaire critique plutôt que comme une discipline dévorée ou dévorante. Ainsi, l’histoire grecque y gagne en réflexivité, car l’anthropologie permet de poser autrement les questions historiques.
Les savoirs anthropologiques comme outils de lutte
Paul Codjia, postdoctorant, a présenté un cas original de réappropriation des savoirs anthropologiques par des acteurs sociaux : les militants et habitants de la ZAD (Zone à Défendre) de Notre-Dame-des-Landes. Son intervention constitue une immersion dans un terrain où les groupes militants lisent, s’approprient et politisent les concepts issus de l’anthropologie.
Des savoirs savants aux imaginaires militants
Au sein même du territoire zadiste résident deux conceptions antagonistes : d’une part, l’imaginaire anarcho-primitiviste, un courant qui rejette l’agriculture, la domestication et la propriété ; d’autre part l’imaginaire de « l’habiter symbiotique », qui défend au contraire une gestion paysanne raisonnée. Ces deux groupes, contraints à cohabiter, défendant leurs idées par le biais notamment de médias locaux.

Le constat du chercheur est que l’anthropologie est devenue une ressource politique sur la ZAD. Plusieurs auteurs comme Marcel Mauss, Pierre Clastres ou Philippe Descola alimentent les idéaux communautaires, les rapports à la nature et à l’État. Mais loin d’une application fidèle, les militants opèrent des sélections, des traductions, voire des distorsions. Ainsi, la même référence à Descola peut justifier aussi bien une gestion durable qu’une opposition radicale à toute forme de gestion. Les anthropologues deviennent des figures publiques invitées dans les festivals militants, leurs noms circulant dans les brochures, souvent sans contrôle académique.
Anthropologie en circulation, savoirs en tension ?
Dans ce cas, la cannibalisation de l’anthropologie ne s’opère pas entre disciplines, mais bien dans l’appropriation militante et conflictuelle des savoirs. Absorbée par les luttes politiques de Notre-Dame-des-Landes, l’anthropologie se voit agitée et instrumentalisée ce qui illustre une dynamique plus large de circulation imprévisible des savoirs hors du champ académique.
Entre marginalité disciplinaire et bricolage méthodologique
Lydia Zeghmar, postdoctorante en anthropologie, est intervenue en exposant une configuration elle aussi singulière : celle d’une chercheuse opérant dans un espace où l’anthropologie reste marginale, la Turquie. À travers son parcours et ses terrains, elle interroge la place de sa discipline dans un contexte institutionnel qui ne la reconnaît pas comme légitime.
Une posture de « traductrice » sur un terrain sans tradition anthropologique
Contrairement à la France, l’anthropologie n’existe que très peu en tant que discipline autonome en Turquie. Les pratiques culturelles, les traditions locales ou encore les récits de vie sont le plus souvent abordés par la sociologie ou l’histoire, sous le prisme du registre folklorique ou nationaliste. Cela pose la question de l’inscription dans une démarche anthropologique au sein d’un environnement où le langage théorique n’est ni partagé, ni valorisé, et où la discipline ne bénéficie d’aucune légitimité scientifique.
Face à cette situation, Lydia Zeghmar décrit son travail comme un exercice permanent de traduction, à la fois épistémologique, en adaptant des concepts de sa discipline à un espace structuré par d’autres traditions disciplinaires, mais également politique, en menant des recherches sur des problématiques sensibles (mémoire de l’esclavage, discriminations raciales, hiérarchies post-ottomanes) dans un langage acceptable localement. En effet, la chercheuse traite des communautés afrodescendantes en Turquie, dont la mémoire est peu présente dans les récits officiels.
En effet, la chercheuse traite des communautés afrodescendantes en Turquie, dont la mémoire est peu présente dans les récits officiels. L’anthropologie lui permet alors de saisie ce que l’histoire positiviste ou la sociologie quantitative ne voient pas : les ambiances, les danses ou les transmissions obliques de l’histoire.

Elle insiste sur le fait qu’en étant « marginale », sa discipline interroge les évidences de la recherche locale, en réintroduisant du comparatisme, de la réflexivité et de l’attention au détail. Néanmoins, en empruntant et en adaptant sa discipline, elle tisse une anthropologie hybride à la croisée des influences du territoire.
Une anthropologie auto-cannibalisée ?
Lydia Zeghmar offre un contrepoint puissant aux deux autres interventions, car elle décrit une anthropologie exilée mais pas sans ressource. On ne peut pas parler ici de cannibalisation, mais plutôt d’une anthropologie qui s’infiltre, s’hybride et se réinvente pour complémenter ce que les autres disciplines laissent de côté.
Vers une écologie des savoirs…
Plutôt que d’affirmer l’idée d’une cannibalisation au sens strict, c’est-à-dire l’absorption prédatrice d’une discipline par une autre, chacun des intervenants a proposé une lecture nuancée des relations inter- et intra-disciplinaires. Qu’il s’agisse du dialogue entre l’histoire et l’anthropologie, de l’appropriation militante des savoirs ou de la pratique marginale et bricolée de l’anthropologie, il ne s’agit pas d’une disparition ou d’une absorption. On voit émerger l’idée d’une écologie des savoirs et cette perspective déplace la question : il ne s’agit plus de savoir « qui mange qui », mais plutôt de comprendre comment les disciplines coexistent et s’influencent mutuellement.
Crédits image mise en avant : Photo de Leeloo The First
Crédits illustrations :
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Julie Daugé (26 septembre 2025). Regards croisés sur l’anthropologie : cannibalisation ou dialogue ? Questions de recherches. Consulté le 13 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/14rc7
